Un café sur le pouce, les bagages chargés en toute hâte dans une fourgonnette et nous sommes déjà à l’aéroport, en attente du vol Calm Air qui nous amènera à Churchill. Il n’est que 0530, mais personne n’y prête garde. Dans le groupe règne une joyeuse excitation. Tout le monde rêve de sa première rencontre avec l’ours polaire.
La moitié du groupe devra attendre. Une fois Churchill atteint, elle repartira en hydravion pour Schmok Lake, un camp de chasse dressé au milieu de la route de migration des caribous. Les pauvres…
Nous autres, les chanceux, prenons place dans un hélicoptère. Rapidement, les images du grand nord canadien défilent sous nos pieds. Lacs et forêts de sapins rabougris s’entremêlent. Peu à peu les arbres laissent la place à la toundra, mélange de terres arides, buissons et lichens. Un élan, crie Christine. Des loups, s’exclame Louis. Personne ne les entend, le bruit du moteur couvrant sans peine leurs paroles. Chacun garde pour soi ses découvertes. Claude-Nicole braque ses yeux sur sa tablette. Le livre qu’elle dévore doit être passionnant.
Tout le monde, sauf Claude-Nicole, bien entendu, aperçoit notre premier ours polaire. Il n’apprécie guère les manœuvres du pilote qui lui tourne autour et s’enfuit en courant le long de la berge. Dommage.
Seal River Lodge apparaît, minuscule ensemble de quelques bâtiments perdus dans la nature. Le bloc principal est entouré de grillages. Le ton est immédiatement donné. Ici, nous sommes prisonniers et les ours sont nos gardiens.
La prise des chambres, petites mais confortables, notre premier repas, excellent au demeurant, ne sont que perte de temps. Où sont les ours ? Je suis au sommet de la tour d’observation, où je fume une cigarette. Ray, l’une des guides, me rejoint et m’explique qu’il y a un ours là-bas, dans l’amas de rochers au bord de la mer. Je le regarde d’un drôle d’air. Il doit se moquer de moi. Je ne vois rien et les jumelles sont restées dans la chambre.
Les portes de la prison s’ouvrent. Nous parcourons nos premiers mètres de liberté. Mike, le propriétaire des lieux, et Ray nous accompagnent. Ils sont lourdement armés (spray au poivre, pistolet à pétards et fusil à pompe). Toute évasion est destinée à un cuisant échec…
Quelques centaines de mètres et voilà le seigneur des lieux. Il est couché entre deux rochers, juste devant nous, à une distance d’environ 200 mètres. C’est un instant magique. L’émotion me submerge, j’oublie ma caméra et je l’observe totalement fasciné. Lui, comme il se doit à un souverain un peu hautain, nous ignore. De temps en temps, il bouge sa royale carcasse pour mieux s’asseoir sur son trône.
Mètre après mètre, nous avançons. Paul et Marie, nos compagnons d’aventure ferment la marche. Cent mètres. Nous nous arrêtons derrière un rocher. Les caméras et les appareils photo crépitent. Tous, sans exception, épions le moindre mouvement du seigneur. Daignera-t-il de se lever ? Viendra-t-il vers nous, nous demander allégeance ?
Quatre-vingts mètres. Il nous tire la langue, dans un bâillement d’ennui. Cinquante mètres. Nous mettons genoux à terre. Il apprécie, acquiesce, mais ne bouge guère.
Je m’interroge. Je suis là, totalement inerme, à quelques dizaines de mètres de l’un des prédateurs le plus puissant au monde. Ai-je peur ? Non. Devrais-je l’avoir ? Peut-être. En fait, je vis un moment privilégié. Rien ne pourrait gâcher cet instant magique.
Sa Majesté ne nous accordera pas audience aujourd’hui.
Tant pis. Avec toutes les précautions d’usage, nous la contournons. Nous rampons dans les buissons de la toundra pour surprendre les oies des neiges, oiseaux très méfiants, qui se tiennent sur les rives d’un petit lac caché dans la végétation. Mission accomplie avec brio. Devant nous se pavanent des dizaines d’oies au plumage presque immaculé. Dans la lumière étincelante d’un bel après-midi, elles nous offrent un joli spectacle. Nous nous en régalons.
Dans une semaine, dix jours au maximum, elles auront disparu, envolées vers la Californie ou la Caroline du Nord. La toundra aura perdu une goutte de sa beauté.
Mais nous sommes au pays des ours, n’est-ce-pas ? Mike en a repéré un autre, vers le terrain d’aviation. Nous suivons nos guides avec beaucoup d’application. Personne ne s’écarte de la ligne tracée par Mike et Ray. L’ours apparaît et disparaît dans les buissons. Il se dirige vers le lodge.
Nous voilà bien heureux d’avoir regagné notre prison… Je m’approche d’une plateforme d’observation. L’ourse, car il s’agit d’une femelle, est à moins de dix mètres de moi. Elle m’accueille en soufflant, pas contente du tout. Quel drôle de cri pour un animal si puissant…
Elle a fait un bond en arrière et se cache dans la végétation. Sur son pelage, une grosse croix verte signifie qu’elle s’est trop approchée de Churchill. Capturée et mise dans la fameuse prison des ours, au pain sec et à l’eau, elle a été relâchée par la suite en pleine brousse. Allez donc savoir pourquoi elle n’apprécie pas les humains…
Là-bas, sur la gauche, le seigneur des lieux s’est réveillé. Il se dirige aussi vers nous. Il avance d’un pas nonchalant, il s’arrête, il hume l’air. Nous allons assister à une rencontre galante.
Eh bien, pas du tout. Dès qu’elle l’aperçoit, la femelle se lève d’un bond et part à grandes enjambées. En quelques secondes, elle est loin, bien loin. Et lui ? Il ne fait pas un pli, indifférent comme seul peut l’être un souverain blasé. Il se contente de nous offrir son meilleur profil. Vaniteux peut-être ?
En tout cas, c’est magnifique. Cessons d’écrire et regardons.