MONSEIGNEUR L’OURS

Malgré une rude bataille contre notre GPS récalcitrant, nous sommes parvenus à Wild Brown Bear Centre, deux bâtisses en bois dans une forêt des bouleaux et sapins, à deux pas de la frontière russe, dans ce qui était, à l’époque de la guerre froide , la zone tampon entre deux mondes opposés. Cela explique d’ailleurs la présence d’une faune abondante. Nous nous saurons jamais si les bergeronnettes grises  qui nous tiennent compagnie sont  russes ou finlandaises…

         

         

Une bâtisse en bois abrite les chambres. L’autre sert de réception et de réfectoire. Ses murs sont recouverts de photographies d’ours, à vrai dire un peu défraîchies…

Tendons un voile pudique sur les capacités organisationnelles des jeunes hommes et femmes qui gèrent le lodge, même si pendant notre séjour nous aurons la tentation de le soulever. Après tout, nous sommes ici pour admirer les ours !

A 1700 heures, nous sommes une dizaine à parcourir les quelques centaines de mètres qui nous séparent des huttes d’observation. Je piaffe d’impatience, je le reconnais.

Notre no 5 de cabane fait moins de quatre mètres carrés. Deux chaises en plastique cotôient un seau muni d’une cuvette. Le moment venu, il faudra faire preuve d’une agilité perdue…

Deux couchettes derrière notre dos, une bande vitrée et quatre manchons photo complètent l’équipement. Nous sommes au bord d’un petit lac et la limite de la forêt est à moins de cinquante mètres. L’attente commence. Corbeaux, corneilles mantelées et goélands vont d’un arbre à l’autre. Ils font un boucan d’enfer. Ils attendent de partager l’éventuel repas des plantigrades.

-Il y a quelque chose qui bouge, là-bas dans la forêt- se réveille Chris. Un coup de jumelles : c’est effectivement un ours, lointain, silhouette éphémère, car il va rapidement disparaître.

                     

L’attente recommence. Deux paires d’yeux vont d’un arbre à l’autre, d’un buisson à un rocher, se fixent sur un mouvement incertain, sur un sentier improbable.

-T’as vu Chris ? Les oiseaux restent sur les arbres, ils ont cessé de crier. C’est peut-être un signe… Je suis décidément un piètre connaisseur des habitudes des goélands et corbeaux. L’attente continue.

Puis, soudain, un ours est là, surgi de nulle part, certainement pas d’où nous l’attendions. Il est 2002 heures. La surprise nous paralyse, l’excitation nous fait perdre du temps précieux. Quelques clichés plus tard, il a déjà disparu. Il était assez foncé, presque noir. Son museau aux reflets rougeâtres fera que nous le baptisons « Rouquin » ou plutôt « Rouquine » car nous pensons, au vu de sa taille et du museau allongé, qu’il s’agissait d’une femelle.

 

Notre premier ours vaut bien une photo…

     

                       

           

… et une vidéo, n’est-ce-pas ?

         

               

           

Mais désormais la machine est lancée. Une petite demi-heure s’écoule. Aussi soudainement que « Rouquine », un superbe mâle se profile parmi les arbres. Lui est visiblement le seigneur du coin. Il se pavane, se montre sous ses meilleurs atours. Il va et vient, au gré de ses envies, enfouit son museau dans les herbes à la recherche de nourriture, chasse les oiseaux qui l’importunent d’un coup de patte nonchalant lorsqu’un regard ne suffit pas.

Il se met à courir. Ses muscles puissants tressautent . Deux, trois foulées, puis il s’arrête. Il revient vers nous, se regarde dans le miroir du lac. Il est beau et il le sait. Nous le baptisons « Vladimir ».

                                       

Il s’en va maintenant, en disparaissant dans la forêt à notre gauche. Mais il reviendra.

Une, deux, trois fois. Toujours aussi superbe, toujours aussi sûr de lui. Nous sommes devenus copains. Nous l’appelons maintenant « Vlado »… Le voilà qui se dirige vers la cabane sise à l’autre bout du lac. Nous apercevons un gros objectif sortir d’un manchon. Quelle chance, celui-là. Il est à quelques mètres. Pas pendant longtemps. Il emprunte le chemin que nous avons parcouru il y quelques heures. Enfin, il s’enfuit dans la forêt.

Entre un passage et l’autre, un glouton nous a rendu visite. C’est notre premier, mais cela a été tellement vite que nous en gardons une image confuse…

Et « Rouquine » me demandez-vous ? Elle est aussi revenue, une seule fois, beaucoup plus attentive à son environnement. De toute évidence, elle n’a nullement envie de croiser « Vlado ». Un petit tour face à notre poste d’observation, un petit bonjour aux occupants de la cabane no 6  et c’est fini.

C’est d’ailleurs elle qui mettra fin à notre veille à 2352 heures, lors de mon premier tour de garde. Une silhouette à l’horizon.

Seul un garrot a oeil d’or et son unique petit survivant nous tiendront compagnie jusqu’à 0700 heures. Ce fut long, mais nous avions déjà eu notre récompense.

               
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…Un autre jour a passé. Nous revoilà en planque. Nous avons changé de hutte et nous occupons la no 1. Un véritable palais. D’une surface deux fois plus grande, elle dispose de postes d’observation et de photographie sur 360 degrés. Comble du luxe : le seau avec cuvette se trouve dans un petit local fermé !

C’est la meilleure, ce qui explique qu’elle soit très demandée. Malgré des réservations faites dix mois avant le départ, elle était déjà occupée hier. Nous la garderons farouchement pour les deux dernières nuits.

« Vlado » et « Rouquine » feront cinq passages en tout, entre 1945 et 2250 heures. Moins qu’hier, mais suffisamment longtemps pour notre plaisir. Mais assez de mots, laissons parler les images.

                                 

La troisième nuit, la lumière est moins bonne. Le ciel est couvert. Les ISO grimpent… Dommage, car les visites sont nombreuses, une dizaine. Y compris le glouton et une nouvelle femelle que nous appellerons « Intruse » car elle se demande elle-même ce qu’elle fait là. Dès qu’elle sort des arbres, elle détale à toute vitesse, manifestement inquiète de son audace.

           
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Grâce aux allers-retours de « Vlado » , nous saisissons enfin le truc. La plaine est criblée de caches qui sont remplies de façon aléatoire. Parfois il y a de la viande, parfois pas. Notre mâle soulève le couvercle d’un coup de patte, inspecte l’endroit et se sert s’il a gagné. Deux coups de mâchoires et il passe à la prochaine. Reste à comprendre pourquoi il revient lorsqu’il en a fait le tour. Les ours auraient-ils une mauvaise mémoire ?

                                       

Nous sommes venus, nous avons vu et nous repartirons avec une nouvelle expérience.

Certes, les ours sont attirés par la nourriture déposée ici et là. Mais ils restent des animaux sauvages évoluant dans leur univers sans ingérence aucune. Les effluves sortant de ces étranges boîtes font partie de leur monde et n’influence nullement leur comportement, j’en suis certain.

Certes, c’est moins aventureux et spectaculaire que nos sorties à pied dans les forêts d’Alaska ou sur la toundra de Churchill, à la rencontre du grizzly de Kodiak et de l’ours polaire.

Ici, pas de lente progression dans la nature, attentifs à chaque bruit, à chaque trace. Pas de plaisir de découvrir et d’approcher le grand prédateur et aucune brusque montée d’adrénaline. Surtout pas cette sensation d’être petit et insignifiant. Mais le goût de l’attente, le plaisir des yeux, l’espoir de capter un mouvement magique, l’émotion intense d’être en présence d’un emblème de la nature sauvage demeurent.

L’ours brun européen est plus petit que ses congénères, mais son allure et son élégance ne diffèrent guère. Il reste un fauve magnifique de puissance.

Nulle envie de nous bagarrer avec « Vlado ».