À notre tour de rejoindre Schmok Lake. Le ciel est gris, ce matin. Il ne va pas tarder à pleuvoir. L’hydravion nous attend, posé sur un lac aux eaux agitées et moutonnantes. C’est parti.
De la palette d’un peintre un peu fou ont giclé des centaines de gouttelettes d’un bleu intense. Elles se mêlent et se superposent aux touches jaunes et oranges. Des coups de pinceaux d’un vert aux mille nuances complètent cet immense tableau qu’est la toundra que nous survolons. Soudainement, presque incongrue car elle n’est pas à sa place, nous apercevons notre cabane.
Le reste du groupe nous accueille dans la bonne humeur, malgré la pluie qui tombe par intermittence. Juste le temps de poser nos bagages, de remplir sacs et gourdes et déjà nous marchons derrière Jeff, notre nouveau guide, Virginie et Irwin sont des nôtres. Les autres sont partis avec Terry.
Les couleurs de la toundra sont un peu ternies par la lumière uniforme et grisâtre. Qu’importe. Nous sommes seuls, dans un espace sans frontière, immergés dans une nature splendide et exclusive. Je rêve, en vain, de voir surgir le loup, mon animal, ma réincarnation future, que Jeff a vu hier sur ces collines.
À l’horizon, nous apercevons des silhouettes lointaines. Ce sont nos premiers caribous. Nous tentons, avec l’autre partie du groupe, une manœuvre en tenaille, qui nous amène dans des buissons près d’un lac. Chacun cherche sa cachette. Il pleut maintenant, mais personne n’y prête vraiment attention. Engoncés dans nos tenues « goretex », nous guettons un mouvement, une image.
Les caribous viendront, mais resteront loin de notre planque. Tant pis, nous aurons essayé.
Il est temps de revenir. L’hydravion attend nos compagnons pour les amener chez les ours polaires. Un vrombissement de moteur, un café bien chaud et nous sommes repartis, seuls, avec Jeff et Terry. Paul et sa femme Mary restent au lodge. Il ne peut pas suivre notre rythme.
Nous avons beau les chercher à la jumelle, les caribous ne sont pas où les attendaient nos guides. Un court moment de découragement. « Les voilà, là-haut, sur la colline » annonce fièrement Jeff. C’est loin, très loin.
Commence alors une longue marche d’approche. Le terrain est souvent détrempé, l’eau ne parvenant pas à franchir le permafrost. Nous cheminons les pieds dans l’eau, en sautillant d’une touffe d’herbe à l’autre pour rester au sec. Les caribous ont à nouveau disparu. Terry se pose la question hamlétique : être ou ne pas être, suivre la raison ou son instinct ? Allons-y pour l’instinct…
Celui de notre guide est excellent. Nous les retrouvons enfin, à une distance d’environ 500 mètres, un troupeau d’une soixantaine de bêtes. Nous nous planquons derrière des rochers et attendons. Pas de bruit, pas de mouvements brusques, pas de cigarette…
Nous vivons un grand moment. Ils s’approchent, tout d’abord lentement, puis plus franchement. Leurs narines hument l’air. C’est quoi cette odeur ? Qui sont donc ces drôles d’animaux ? Ah, des humains… Ils n’ont pas de fusil. Pas de danger, continuons.
De nombreuses femelles, accompagnées de jeunes de différents âges, mènent la marche. Des jeunes mâles se mêlent aux chefs de bande. Parfois leurs bois ensanglantés, encore partiellement recouverts de velours, remplissent le viseur de ma caméra. Des gouttelettes de sang brillent sur leur pelage.
C’est divin. Des vagues d’émotion m’envahissent, puissantes et violentes de premier abord, puis plus apaisantes. Les caribous s’étant éloignés, j’observe le visage de mes compagnons d’aventure. Leur regard perdu dans le vide, leurs yeux étincelants, leurs sourires, leur émerveillement me disent qu’ils ressentent la même chose. Ah, que je regrette de ne pas avoir une bonne flasque de whisky dans mon sac. Ça aurait été l’apothéose…