Cinq heures et quelques du matin. Nous patientons dans le hall de l’hôtel The Grand, à Winnipeg, où nous sommes arrivés hier soir, après un voyage sans histoire. Engoncés dans nos combinaisons polaires, tout comme nos compagnons d’aventure, nous attendons le signal du départ. Un brin d’excitation flotte dans l’air. Le responsable de Churchill Wild compte et recompte. Il en manque deux.
L’avion qui doit nous amener à Churchill décolle à sept heures… Les voilà enfin. Ils reviennent du petit-déjeuner… et ils n’ont pas l’air pressé. Heureusement l’aéroport est tout proche, à quelques centaines de mètres.
Formalités d’enregistrement un peu laborieuses, fastidieuses et inutiles contrôles de sécurité. Tout cela n’est que péripéties dont nous avons l’habitude. Nous allons bientôt embarquer.
Eh bien, non. La neige tombe sur Churchill, le brouillard est intense, le tarmac givre. Le départ est repoussé à neuf heures. Puis l’escale à Churchill est supprimée… Prochaine tentative à onze heures. Chacun tente de s’occuper à sa manière.
Il fait chaud dans l’aéroport et nous sommes équipés pour une virée sur les glaces de l’Arctique. Des stripteases commencent. Là-bas, le galbe d’un mollet apparaît, un peu plus près un bras se découvre. Ici, un décolleté se dévoile. Pudiquement, je détourne les yeux pour constater que nous partirons à quinze heures…
Nous sommes finalement dans l’avion. Notre aventure commence. Churchill n’est qu’à une heure de vol, une broutille. J’essaie d’apercevoir la piste à travers les nuages. Le pilote nous parle. Je n’ai rien compris et je demande une traduction à Christine. La tuile. En raison de la mauvaise visibilité, l’avion ne peut pas poser. Nous nous détournons sur Thompson pour refaire le plein et nous reviendrons sur Winnipeg.
Quelle journée, les amis ! Oublions-la très vite dans un bon restaurant en ville. Le Bailey’s fera l’affaire. Une bonne bouteille nous rendra très vite notre bonne humeur.
Churchill Wild a affrété un avion pour notre groupe. Cette fois-ci nous partons pour de bon. Tout au moins nous l’espérons car le temps ne nous semble guère différent de celui d’hier…
Pessimisme, que tout cela. Nous voilà enfin à Churchill. Pessimisme ? Le petit avion qui doit nous conduire au lodge ne peut pas voler. La visibilité est mauvaise, les rafales de vent et de neige sont trop violentes. Tout n’est pas perdu toutefois : une amélioration est prévue… L’attente recommence.
Il faut bien faire passer le temps, n’est-ce-pas ? Et le temps s’écoule. Et la nuit s’approche… Parbleu, un peu d’optimisme ne ferait pas de mal !
Optimisme ? Nous survolons enfin la baie d’Hudson et la toundra arctique, tout au moins si nous nous fions à nos souvenirs d’il y a deux ans. Tout est bouché autour de nous. Inutile d’essayer d’apercevoir quelque chose.
Enfin, nous y sommes… Tiens, ils ont agrandi le lodge. Notre chambre est un brin plus spacieuse. Mais pas de temps pour défaire nos bagages. Andy et Derek, nos deux guides nous réunissent dans la cour d’école.
Il fait moins 16 degrés Celsius, le vent souffle sans arrêt, les rafales de neige nous fouettent le visage. Et ils causent, ils causent. Si au début j’essaie de les comprendre, j’ai depuis longtemps cessé de les écouter. Je frémis d’impatience : le jour décline.
Nous sortons enfin, à la queue leu leu. La banquise est à peine visible, noyée dans la grisaille. Mais la magie opère, nous sommes en chasse. Rien ne pourrait nous arrêter, ni le froid, ni le vent, ni la bourrasque.
Rien ? Si, les ours !
Nos deux premiers mâles se tiennent à l’abri de maigres buissons. Nous les approchons avec mille précautions. À une trentaine de mètres, il est temps de dégainer. Genou à terre, je m’accroche à ma caméra, oubliant le froid qui tenaille mes mains sans gants. Eux, ils me regardent et me font quelques grimaces.
Le temps s’est arrêté. Ces magnifiques et élégants mammifères me fascinent toujours autant. Si je le pouvais, je ne cesserais jamais de les filmer et de les observer. Mais, comme en Afrique, je ne ressens déjà plus la crainte qu’inspire la première rencontre avec le grand fauve. Et pourtant, d’un coup de patte… Je me surprends à penser que nous autres, les humains, sommes des drôles d’animaux.
Mais il est temps de rentrer.
Dans le salon du lodge, nous sommes quelques-uns à admirer le début de la banquise illuminée par les projecteurs. La journée a été rude. Claude et Louis ont déjà gagné leur tanière. Nous ne tarderons pas à en faire autant.
Et un rêve devient réalité. Dans l’ombre de la nuit, à une centaine de mètres, une silhouette se dévoile. Un loup vient vers nous. Incrédule, je l’observe avancer avec nonchalance. Je suis tellement fasciné que je ne réalise pas immédiatement que je suis en train de vivre l’un des plus grands moments de ma vie.
Mon animal, le même dont les photographies de Jim Brandenburg tapissent notre salon, est là, devant moi. Queue baissée, oreilles dressées et tête haute symbolisent la confiance en lui-même. Il semble glisser sur la neige, dégageant à la fois force et tranquillité. Lorsque ses yeux jaunes me regardent, un frisson me parcours. Crainte ou extase ?
Il disparaît trop tôt. Il restera toujours gravé dans ma mémoire.
Un jour a passé, un autre est en train de se lever. Les nuages ont disparu et laissé la place à un ciel bleu qui commence à s’éclaircir avec l’arrivée du soleil, là-bas à l’horizon. Le coup d’oeil sur la mer qui fume comme si elle voulait se réchauffer pour se débarrasser de la glace qui commence à la figer, est d’une beauté qu’il est impossible à décrire.
Il fait frisquet. Moins dix-huit au thermomètre du lodge. Le vent souffle, comme pratiquement toujours en Arctique. Il rend le froid plus intense qu’il ne l’est en réalité. J’ignore sa vitesse et les calculs des indices éoliens, mais je peux vous assurer que mon visage est glacé. Ma cagoule me protège, mais, mouillée par ma respiration, elle devient rigide comme du carton.
Mais nous marchons dans des décors splendides et le froid est vite oublié. Je voudrais m’arrêter pour immortaliser tant de beauté, mais tout le monde est focalisé sur la recherche de l’ours et ne semble pas sensible à la magie des lieux. Je peste et je grogne, mais je me plie à la volonté commune, en profitant des ralentissements dus à un passage difficile pour voler quelques images.
Andy et Derek s’arrêtent. Ils ont sûrement repéré quelque chose que je ne peux pas apercevoir depuis le fond du peloton. Ils s’engagent sur la banquise gelée et font un grand détour. Deux magnifiques mâles nous font face, assez éloignés l’un de l’autre.
La lumière est divine. Autour de moi, les appareils crépitent. Andy Skillen, un photographe professionnel qui nous accompagne depuis Winnipeg, n’est pas avare en conseils. Je suis le seul vidéaste du groupe (Louis a laissé sa caméra au bercail). Je cherche mes cadrages.
Voilà que l’ours plus lointain se dirige vers nous. Il survole la glace, magnifique d’aisance.
Mais, dis donc, il va bientôt s’arrêter ?
Dans mon viseur, il grossit de plus en plus. Je devrais certainement avoir peur, cesser de filmer, mais je suis tellement fasciné par le spectacle qu’il n’en est rien. Il me fait face maintenant, s’arrête, me regarde. M’a-t-il enfin aperçu ? Ne suis-je pas à son goût ? Un petit écart et il s’en va.
Je filme, encore et encore. Je suis heureux et je veux que mes images le montrent…
Mais la journée n’est pas terminée, loin de là.
Je me trouve sur la terrasse grillagée du lodge. Mon appareil collé à l’œil, je cherche un angle pour restituer sur images la beauté du décor. Enfin, fatigué de ne pas avoir trouvé, je baisse les bras, mon regard suit.
Qui est là, devant moi, à quelques mètres ? Le loup. Il me regarde, je le regarde. Je m’agenouille, je lui raconte une histoire. Des mots doux sortent de ma bouche. Lui, il est muet. Il me tire la langue. Il me plaît d’imaginer qu’il s’agit d’un signe d’amitié.
Quelques seconds interminables. Je suis loup, il est homme. Puis, l’enchantement se rompt. Médusé, je le regarde s’éloigner. Ses traces se mêlent à celles de l’ours, du renard et de la perdrix qui fréquentent aussi les alentours du lodge. Il disparaît enfin entre les rochers du rivage.
Mais il reviendra, à maintes reprises, inlassablement occupé à parcourir son territoire. Une fois même, son chemin croisera celui de l’ours et, étonnamment, c’est ce dernier qui lui cédera passage…
Je suis aux anges. J’aimerais courir avec lui, à la tête de sa meute, partir à la chasse, hurler à la lune. Lui sûr de sa force, fier de sa ruse, indépendant mais fidèle à sa louve. Mais mon loup est de toute évidence un loup solitaire…
Qui a peur du grand et méchant loup ?
Seal River Lodge est l’endroit idéal pour observer les fauves qui rôdent dans les alentours. Il n’y a pas un instant de répit. Le loup est venu, l’ours arrive. Lui aussi, il vient me dire bonjour. Mais son attitude est loin d’être amicale. Les oreilles en arrière, il n’est pas de bonne humeur. Il le sera encore moins après avoir heurté avec son museau le fil électrique qui protège la véranda…
Sur son dos, il porte une marque verte. Cela veut dire qu’il s’est trop approché de Churchill, qu’il a été capturé, enfermé pendant quelques semaines dans la prison à ours de la ville, puis déplacé en hélicoptère sur les rivages au nord de la baie, tout cela pour le dissuader de revenir. Drôle de procédure qui donne des résultats très mitigés et qui est actuellement remise en discussion. L’ours s’habituerait ainsi aux hommes…
Ici, il n’y a pas de prison, sauf peut-être pour nous autres les humains. Justement, les portes s’ouvrent, nous avons droit à notre promenade de l’après-midi.
La lumière est toujours aussi belle. Nous nous mettons en chasse. Un groupe de perdrix détourne de courts instants notre progression.
En peu de temps, nous avons fait de gros progrès. Nous avançons silencieusement dans la toundra, attentifs à chaque indice, chaque trace. Tiens, une brindille cassée, une touffe de poil… Il est passé par là. Nous surprenons un mâle dans son sommeil. Enfin, surprendre est bien un grand mot…
Dites, les amis. Il ne vous rappelle pas quelqu’un ?
Mais nous sommes au pays des ours. L’un remplace l’autre. Notre dormeur à peine disparu, voilà son frère qui avance vers nous. Dans la lumière du jour qui meurt, il me semble encore plus énorme que les autres. Un frisson se manifeste, minuscule, je vous rassure. Il nous ignore.
Pourquoi diable ce magnifique animal qui a perdu entre cent et cent cinquante kilogrammes de sa carrure, qui est tenaillé par la faim, qui attend avec impatience la fermeté de la banquise pour partir à la chasse au phoque, ne s’offre pas un apéritif bienvenu ? Mystère et boule de gomme. Mais sa présence et son aisance me remettent à ma place sur l’échiquier de la nature : minuscule.
Cessons de gamberger. Il est là, à une vingtaine de mètres. Je me régale.
Il est malheureusement trop vite temps de rentrer. J’aurais aimé rester et rester. Surprendre une attitude, capturer un rayon de lumière virevoltant sur la glace, mais la chaleur du lodge nous attend. En regardant enfin les humains qui m’entourent, j’en découvre qui n’en sont pas mécontents…
Mais la journée n’est pas encore terminée… Un verre de vin à la main, plusieurs parmi nous arpentent le vaste salon vitré du lodge. Un loup peut apparaître, un ours pourrait venir, un renard pourrait surgir.
Mais la journée se termine et la nuit s’installe. Le repas du soir vite consommé, chacun se retire. Pas pour longtemps. L’aurore boréale est là.
Branle-bas de combat.
-Christine, où t’a mis mes pantalons ?
-À leur place, chéri…Prête-moi tes gants, je ne trouve pas les miens !
Une éternité de temps après, nous sommes dans la cour du lodge. Le ciel s’est habillé de jaune et de vert teintés d’une nuance de rose. Pendant quelques instants tout semble figé dans une toile impressionniste, puis des volutes de lumière entament leur danse. Ce n’est pas notre première aurore boréale, mais c’est toujours tellement envoûtant que les mots me manquent pour la décrire.
Enfin, le repos !
Ai-je vraiment vu ces quelques images du renard polaire se faufilant entre les glaces assombries par la nuit ou alors était-ce un rêve ? Ici, il se confond parfois avec la réalité…
Ce matin, ma fourchette se fige, une tranche de bacon retombe dans mon assiette. Une famille entière défile devant la fenêtre de la salle à manger, s’enfile dans la cour.
J’oublie mon petit-déjeuner. J’attrape ma caméra et je me précipite dehors. Je suis en tenue d’intérieur, mais qu’importe. Un spectacle fabuleux m’attend. Quatre renards batifolent sous mes yeux. L’un d’eux vient en courant vers moi, s’arrête, m’observe, repart pour revenir. Ce n’est pas vrai ! Je n’en crois pas mes yeux. Je cherche désespérément un appui pour filmer ces instants merveilleux.
La rambarde du balcon semble faire l’affaire. Le froid de l’acier me mord bras et mains. Je n’en ai cure. Deux renardeaux jouent à quelques mètres de moi…
Je tremble. Le froid ou l’excitation ? Les deux, certainement. Il fait moins dix-huit degrés Celsius mais le moment, un long moment, est divin.
Il n’est pas encore huit heures. Andy nous ouvre les grillages du parc pour que nous puissions accéder à la banquise. Le lever du jour s’annonce. Le soleil se fraie un chemin timide dans la bande de nuages, là-bas à l’horizon. Partout ailleurs le ciel est bleu. Le vent souffle assez fort. Température ressentie : moins 33 degrés.
Il me semble avoir lu qu’à partir de moins 29 degrés, les risques de gelures sont évidents pour la peau exposée à la morsure du froid. D’ailleurs, Horst, photographe aussi acharné que moi, en fera la cruelle expérience. Il a failli perdre un doigt !
*cliquez sur l’image
Le soleil, désormais apparu, ne nous réchauffe guère. Mais, au lointain, sur notre gauche, un spectacle se prépare. Une ourse avance avec son jeune, remonte la banquise. Tout d’abord minuscules, puis mieux visibles et bientôt pleinement admirables, ils se déplacent avec une aisance fascinante entre blocs de glace, compressions et sol qui s’effrite sous leurs pattes.
Nous avons regagné la cour du lodge. Chacun cherche sa place sur les plateformes d’observation. Il s’agit de deviner les intentions des ours. A ce petit jeu, j’avoue me trouver assez à l’aise…
Ils sont bientôt là, à quelques mètres, superbes dans leur démarche chaloupée. Je les observe se diriger vers la mer. Le soleil leur fait face, leur fourrure se couvre d’or, leur silhouette se pare de lumière.
Claude et Louis gardent leurs mains bien au chaud. Ils ont renoncé à utiliser leurs appareils. Christine doit abdiquer. Le sang ne circule plus dans ses doigts. Quant à moi, je souffre. Mes mains protégées par des fins gants de soie afin de pouvoir courir sur les réglages de ma caméra me font un mal de chien. De temps en temps, je dois arrêter de filmer pour les réchauffer, toujours plus longtemps. Mais je tiens le coup, les images de ma vie en valent la peine…
Voilà que deux têtes se lèvent à l’unisson, tous les sens en alerte. Sur la droite, un mâle s’approche. C’est la fuite immédiate. Sur la banquise, mère et fils dessinent le plus beau ballet qu’il m’ait été donné de voir. Ils s’arrêtent, jettent un coup d’œil derrière eux et repartent, une, deux, trois fois. Quant au mâle, lui, il vient se coucher à nos pieds…
La journée vient de commencer et déjà nous avons assisté à deux spectacles incroyables… Que peut-elle donc nous réserver d’autre ?
Tout d’abord des paysages splendides.
Et puis, homme de peu de foi, tu devrais savoir que la nature ne cesse jamais de te surprendre.
Deux ours dorment au bord de la banquise. Juste le temps de les cadrer de loin. Andy ou Derek, je ne sais plus, nous arrête. Il entreprend d’effectuer un large détour pour les contourner et les approcher dans de bonnes conditions. Il revient sur ses pas. Il cherche une voie. Soudainement, nous l’entendons pousser des cris et nous le voyons reculer. Le museau pointu d’un des ours apparaît dans les maigres buissons. Il vient sur nous.
Nos guides ont dégainé leur pistolet. Je vois les filaments rouges et verts fluo des pétards flotter au-dessus de la tête de l’ours. Sans effet. Il avance toujours. Il est à une quinzaine de mètres. Des coups de feu éclatent. La chevrotine fait gicler la neige devant les pattes du fauve. Il est à une dizaine de mètres.
Andy, le photographe, nous a fait former un hérisson et reculer. Je me retrouve à l’arrière du groupe. Pendant quelques longs instants, je ne sais pas si l’ours attaque toujours. Puis le calme revient. Il est parti.
Le groupe a très bien réagi. Personne n’a paniqué. Mais un étrange et étonnant silence flotte dans l’air. Chacun revit à sa façon ces moments qui, sans doute, ont semblé très longs à une majorité d’entre nous. Dans ma tête, je revois l’attaque au ralenti. Les images tournent en boucle.
De retour au lodge, John, un ancien pilote de l’US Air Force, se taille un franc succès. Il est le seul a avoir gardé assez de sang froid pour prendre quelques clichés de notre ours. Il n’a pas l’air commode et il est vraiment très gros sur les images. John n’a pourtant pas un puissant téléobjectif… Nous constatons qu’il s’agissait de l’animal marqué de vert qui nous avait déjà rendu visite au lodge. Apparemment, la prison ne lui fait pas peur…
Le dernier matin. Notre séjour se terminera bientôt. Les guides nous ont proposé une dernière courte sortie. Certains sont partis. Nous préférons rester au lodge, fignoler nos bagages, capter les derniers soupirs de ce lieu enchanteur.
Une dernière surprise nous attend. Elle est à l’image de tout ce que nous avons vécu pendant ces heures intenses de cohabitation avec la nature. Tout se ligue pour mettre en scène une pièce digne de notre séjour : la glace, le soleil, le loup et l’ours…