YELLOWSTONE ET LES LOUPS

♦ 26 février-2 mars 2017

 

Lorsque nous atterrissons à Bozeman, ville du Montana, point de départ de notre escapade à Yellowstone, le ciel est gris, annonçant la neige, ce qui semble confirmer les prévisions météo d’avant-départ qui prédisaient quatre jours de mauvais temps, associant froid, grisaille et tempêtes de neige.

Mais il en faut davantage pour décourager  les grands aventuriers que nous sommes. De toute façon, nous avons assez à faire pour ne pas y penser. Récupérer notre Chevy Suburban de location, un 4×4 à l’américaine, mesurant plus de cinq mètres, occuper ce qu’il reste d’espace dans le coffre du nécessaire à notre survie alimentaire, déguster nos premiers hamburgers et wings de poulet, boire une bonne bière locale…

Tout cela prend du temps. Nous voilà au milieu de l’après-midi. Gardiner, notre camp de base pour les prochains jours, est à presque deux cents kilomètres.

Heureusement, les routes américaines sont rapides. A peine le temps de repérer le panneau indiquant la déviation pour Yellowstone et nous sommes déjà dans la vallée du parc. Dès que la montagne s’écarte, les « ranches », leurs fermes à eux, s’étalent. Dans les prairies, pas de vaches ou de moutons, mais des « white-tailed deers », des « wapitis », des « prognhorns ».

A l’arrière de la voiture, j’entends quelqu’un dire « ce sont des animaux d’élevage… » Et bien non, il s’agit d’animaux sauvages venant profiter d’une herbe goûteuse, à peine sortie de la neige. Il faut du courage pour descendre de la voiture et les filmer. Il fait froid et un vent glacial balaye la plaine. Mais les chefs-d’oeuvre méritent bien un peu de douleur…

                         

Tout cela me semble de bon augure pour la suite de nos aventures.

Déjà la silhouette de Little Castle, la maison que nous avons louée à Gardiner, nous apparaît dans le crépuscule qui recouvre la ville. Ville ? Plutôt village, à première vue, mais ne chipotons pas. D’ailleurs, l’un de nous a-t-il envie d’être dans une ville ?

Notre logis est confortable, un brin désuet, mais assez intime. Notre dîner se déroule dans la bonne humeur et dans l’excitation de l’attente…

Six heures moins dix. Trépignants, engoncés dans nos combinaisons hivernales, nous attendons Evan, notre guide, derrière la porte du salon.

Derrière la porte ? Oui, car il  fait frisquet ailleurs. Moins quinze degrés…J’ai déjà mis le nez dehors (cigarette oblige). Le ciel est étoilé. La neige et le mauvais temps sont restés dans les sites des prévisions météorologiques.

Le voilà. Un solide gaillard d’une quarantaine d’années. Le temps des présentations et nous sommes déjà à l’entrée du parc. Il fait encore sombre, mais pas assez pour ne pas apercevoir la silhouette d’un premier bison. Un, deux, un groupe de bisons…

-Un wapiti, au sommet de la colline- m’exclamé-je. Nous nous arrêterions volontiers, mais Evan nous explique que la route est longue pour arriver à Lamar Valley, là où nous avons une chance d’observer les loups. Il faut y arriver de bonne heure…

Après tout, nous sommes venus pour eux. Les autres animaux attendront plus tard.

                           

Peu à peu, Yellowstone se dévoile. Un canyon, une forêt dense, une route sinueuse, une vallée qui s’ouvre pour se refermer aussitôt. Des collines aux pentes douces, recouvertes de neige, qui conduisent le regard aux montagnes lointaines. Vert et blanc, blanc et brun. Une tache de bleu, le jaune d’un rayon de lumière. C’est magnifique.

Enfin, Lamar Valley s’étale devant nous. Une vaste plaine sillonnée par la rivière que nous devinons tout d’abord par un affaissement de la neige, puis par le jaillissement de l’eau qui s’apaise un peu plus loin pour disparaître à nouveau. A gauche, les collines s’entrecoupent pour se transformer en montagnes. Sur notre droite, tout au fond, les arbres se font forêt et barrent le chemin vers les Rocheuses.

Mais, nous nous laissons pas distraire par tant de beauté. Cherchons les loups…

Un aire de stationnement. La voiture s’arrête. Notre guide sort du coffre quatre longues-vues. Il les place et nous appelle. -Quatre loups, la-haut sur la deuxième colline- nous annonce-t-il fièrement.

Nous ne voyons que neige et rochers. Pourtant, il a raison. Quatre taches immobiles. Seule la puissance des longues-vues permet de discerner un museau, une touffe de poils. Ils dorment les coquins et ils ne bougent pas une oreille. Nos premiers loups de Yellowstone.

-Deux mâles et deux femelles- nous explique Ewan. Nous le croyons sur parole.

En fait, un loup sur quatre du parc est équipé d’un collier radio. Les meutes sont suivies tous les jours par une équipe de volontaires qui étudient leurs habitudes sous la conduite d’un biologiste, Nick McIntry que nous avons croisé une ou deux fois dans la journée. Il a passé seize ans avec les loups à Denali, en Alaska, et vingt deux autres ici. Un vrai mariage d’amour. C’est grâce à lui que les touristes comme nous peuvent avoir une chance d’observer ces animaux magnifiques !

Le soleil va et vient. Il fait toujours froid, mais nous attendons patiemment que nos bestioles se décident à bouger. En vain. Ils dorment toujours…

-Nous reviendrons- nous annonce Ewan. En route pour d’autres observations. Un groupe de mouflons, dont un trio de mâles, quelques cerfs-mulets, un jeune élan avec sa mère, un coyote égaré dans la plaine…

                       

L’observation des animaux n’est pas une chose facile à Yellowstone. Prendre de bonnes photos, c’est encore plus compliqué. Ils se tiennent assez à l’écart de la route et il est interdit de s’arrêter sauf dans les rares places de stationnement ou alors sans empiéter sur le bitume. Avec toute cette neige, il ne faut pas grande-chose pour s’enliser.

Un brusque coup de frein. Ewan a vu des loutres. Pour une fois, nous sommes près d’une aire de stationnement et nous pouvons tenter une approche à pied. Je les observe dans mes jumelles. Elles jouent et elles sont drôles avec leurs courses folles et leurs glissades sur la neige. On dirait des enfants qui s’amusent… Mais elles restent assez loin. Je peux à peine les voir dans ma caméra réglée à la puissance maximale. Des points sombres dans un décor blanc. Et, lorsque je parviens à convaincre Ewan de tenter un approche plus poussée, à travers la plaine enneigée, elles m’observent et nous disent au revoir…

Les loutres parties, il nous restent les loups, n’est-ce-pas ? Et bien, non. Eux aussi se cachent. Nous ne les verrons plus aujourd’hui.

… Un autre jour pointe à l’horizon. Quelques étoiles brillent dans un ciel encombré de nuages. Il fait toujours aussi froid, mais pas question de renoncer. Il est six heures et nous tentons notre chance. En voiture.

Une soixantaine de kilomètres plus loin, dans la Lamar Valley, nous repérons, là-haut, dans une clairière de la forêt, la carcasse d’un cerf. Juste le temps de la cadrer avec mon 1200 millimètres et une ombre surgit. Un loup, deux loups. Ils disparaissent aussi vite qu’ils sont venus. L’oeil collé à mon viseur,  je les cherche, tout en me disant silencieusement de ne pas paniquer.

Les revoilà enfin. Ils sont trois et se déplacent avec une rapidité étonnante dans la forêt, heureusement clairsemée. Trois ? Non, quatre car un autre loup vient de surgir, suivant à quelques dizaines de mètres de ses compagnons.

Une louve, devrais-je écrire. C’est la même meute que hier. En tête les deux mâles se disputent les faveur d’une femelle. La deuxième, peut-être pas en chaleur ou alors déjà servie, les observe avec nonchalance.

Tout cela se passe à plusieurs centaines de mètres, mais c’est fascinant. Malheureusement trop court, car la forêt se referme sur mes loups…

Nous changeons de point d’observation, en rebroussant chemin. Nous ne sommes pas seuls. D’autres voitures, d’autres passionnés les attendent. Bien sûr, Nick Mc Intry est de la partie.

Ils sortent de la forêt. Pendant un divin moment, j’ai tout le loisir de les observer dans le viseur de ma caméra, tout en essayant de maîtriser mon émotion et de ne pas trembler. Ils semblent se diriger vers nous. L’air vibre d’excitation…

Et bien non, ils disparaissent dans un ravin. Une bonne douzaine de jumelles scrutent les alentours, en vain. Le calme revient.

Pour disparaître une heure après. Ils ont refait surface. Nous fonçons. Ils courent dans la plaine. Toutes les places de stationnement sont prises. Je bondis de la voiture, je déplie mon pied. Tout en les filmant, toujours à plusieurs centaines de mètres, je savoure mon plaisir.

Au fait, je ne vous l’ai pas encore dit. Le véritable roi de Yellowstone n’est pas le loup, mais le bison. Il y en a partout et eux, ils n’ont pas peur de se laisser approcher. Parfois même, ils bloquent la route. Personne n’ose les froisser. Ils sont susceptibles et ils pourraient se fâcher…

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Pourtant, en 1902, il n’en restait que deux douzaines. Protégés dès lors, ils sont aujourd’hui plus de cinq mille. Jadis, ils étaient abattus par les fermiers lorsqu’ils sortaient du parc, de crainte qu’ils transmettent la brucellose à leur bétail. Depuis une année, ce n’est plus le cas. Un accord a été trouvé entre le gouvernement et les habitants du coin.

Le soir venu, nous les voyons quitter les prairies enneigées du parc pour envahir pacifiquement Gardiner et disparaître dans les pâturages des alentours.

C’est une belle histoire.

                           

… L’aube du troisième jour, le dernier que nous passerons avec Ewan, pointe. Les étoiles ont disparu, mais le froid est toujours là. Nous parcourons le parc, dans notre incessante quête du loup. A chaque arrêt, nos jumelles sont braquées sur les pentes des collines, sur l’orée des forêts et même bien au delà.

Notre guide aborde les gens du parc, questionne, cherche des renseignements. En vain. Autant se réchauffer avec un bon café. Direction un petit bout de route qui longe la Yellowstone River, au milieu de la forêt. Mince, il y a déjà une voiture. A défaut de la compagnie des loups, j’aurais aimé être seul…

Et pourtant, c’est leurs occupants qui vont les voir. Une meute se déplace sur le versant de la montagne, là-haut, dans le lointain. Les longues-vues sortent de leurs étuis. Nous les comptons et nous les recomptons. Ils sont onze, cinq sont noirs et les autres tirent sur le gris. Ils batifolent, s’arrêtent pour se reposer, se remettent en marche et s’arrêtent à nouveau. Nous les perdons et nous les retrouvons, pour les perdre encore et les découvrir plus loin. C’est fou comme ils se déplacent vite. Heureusement, ils tournent en rond…

Ils sont loin, plus d’un kilomètre, mais c’est fabuleux. Je ne cesse de contempler ces animaux honnis, accusés des pires forfaits, mangeurs d’hommes, ravisseurs d’enfants, persécutés par la bêtise humaine. Mais ils ont survecu et reprennent aujourd’hui, aidés il est vrai par certains de ces mêmes hommes qui les ont jadis tués, leur place dans la nature. Ils sont fiers, rusés et inarrêtables…

Leur présence a surfé sur les ondes mystérieuses du parc. D’autres personnes nous ont rejoints, d’autres passionnés se régalent. Lorsque le silence s’installe, nous les entendons hurler dans le vent.

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Nous étions venus à Yellowstone pour voir les loups et nous les avons vus chaque jour. Notre but est atteint. Dans ma tête, je revois toutes les images. Je dois avouer que, si je ne m’étais pas trouvé à quelques mètres d’un loup, il y a quelque mois sur la banquise canadienne, j’éprouverais quelques regrets de ne pas avoir pu les approcher davantage. Vivre quelques moments avec les loups est mon rêve et le restera toujours. Mais observer deux meutes s’ébattre dans une nature splendide restera l’un des grands moments de ma vie.

Pour certains, le loup est l’emblème de Yellowstone. Pour d’autres, nettement plus nombreux, le symbole du parc reste « Old Faithful » , le geyser qui explose au milieu du parc. Des dizaines de milliers de personnes l’admirent chaque année. Lui, il ne bouge pas, il est toujours au même endroit.

Et bien, figurez-vous que nous avons failli le louper. C’est notre quatrième et dernier jour à Yellowstone et c’est aussi le dernier jour où les « snow coaches » peuvent circuler librement sur les routes enneigées. Dès demain, elles seront fermées pour permettre leur dégagement et leur entretien pour les visiteurs de l’été.

Car, dans cette partie de l’immense parc, il y a beaucoup plus de neige, un véritable tapis qui ferait des envieux dans les stations de ski européennes. Il fait toujours froid…

Notre drôle de véhicule, grâce à ses énormes pneus, avance sans peine sur la route à peine dessinée sur le manteau neigeux. Ici, Le parc est différent de celui que nous avons arpenté ces trois derniers jours. Vastes plaines immaculées interrompues par l’amorce d’une rivière ou la naissance d’un lac, forêts clairsemées, montagnes lointaines, presque invisibles. Les quelques rayons de lumière qui transpercent la couverture nuageuse contribuent à dessiner un décor de carte postale.

Mais cela ne dure guère. Les premiers contreforts annoncent la future descente dans la gigantesque caldeira de Yellowstone. Nos pneus foulent désormais la plus grande chambre magmatique connue au monde. Si elle devait exploser, cela signifierait la fin de notre monde. Mais, soyez rassurés, je suis persuadé qu’elle attendra encore quelques années…

La terre fume, tout d’abord à l’horizon, puis de plus en plus près. Bassins d’eau d’un bleu cristallin virant aux nuances de rouge sur ses bords, eaux bouillonnantes, jets de vapeurs, fumeroles et geysers. Sentinelles avancées d’un sol qui respire et qui se soulève… Il y a trois mille tremblements de terre annuels dans le parc.

             
             

Si, au début de notre voyage, nous étions seuls dans une nature splendide, nous croisons maintenant des véritables cortèges de motoneiges. Tous convergent vers Old Faithful. Cette canaille coquin crache toutes les nonante minutes environ, sans aucune régularité. Tout au plus, ses éruptions sont signalées avec une approximation de plus ou moins de dix minutes dans un point de restauration du parc…

Notre chauffeur accélère. Pas de question de rater la prochaine. Nous n’aurions pas le temps d’attendre la suivante.

Le parking est bondé, entouré d’infrastructures dignes d’une grande ville. La rançon du succès. Nous faisons bientôt partie de la longue rangée de personnes attendant le réveil du « vieux fidèle ». Ma caméra tourne. Impatient, je cherche le meilleur cadrage.

Une fausse alerte, une deuxième… Le voilà, presque à l’heure, juste quelques minutes de retard, comme il convient à une belle femme qu’il n’est pourtant pas. Un nuage de vapeur s’élève dans le ciel, bougeant sans cesse à cause du vent. Et ça dure, ça dure. Le jet d’eau, masqué par la vapeur, camouflé par la grisaille du ciel, n’est visible que par moments…

           
             

Déjà la foule nous quitte, pressée de rejoindre autocars, fourgons et motoneiges. Seuls quelques incorrigibles romantiques restent se nourrir de paysages superbes. Qui sait ? Peut-être Old Faithful pourrait faire une exception pour nous et jaillir à nouveau…

                                   

Et nous avions raison de rester ! Non pas pour Old Faithful, mais pour son digne compère. Beehive, pas bien loin, est un geyser irrévérencieux. Il n’obéit à aucune discipline et explose rarement, seulement lorsqu’il en a envie. Seul indice : un petit jet d’eau sis près de sa base qui se manifeste une vingtaine de minutes avant l’éruption.

C’est le cas aujourd’hui. Une dame nous en avise, un ranger revient au pas de course avec une douzaine de spectateurs. L’eau jaillit avec une puissance invraisemblable, canalisée par un petit cône qui ressemble à une bouche d’incendie. Elle monte, elle monte : cinquante, soixante, septante mètres ? Elle ne semble jamais vouloir s’arrêter…

C’est magnifique. Tellement plus spectaculaire que Old Faithful, en tout cas aujourd’hui.

Mais Gardiner est à plusieurs dizaines de kilomètres. Il est temps d’embarquer. Inconvénient majeur d’un voyage organisé. Ce coin du parc mériterait d’être parcouru à pied, en prenant son temps et en s’émerveillant de ces phénomènes géothermiques. Mais que faire ? En hiver, les routes sont fermées à la circulation privée, en été le parc grouille de visiteurs… Peut-être au début mai, au tout début de la saison touristique ?

Ce soir, pour fêter la découverte de notre premier parc de l’ouest américain, nous dînerons au Cowboy, le seul restaurant de Gardiner qui nous a tapé dans l’oeil. Un repas servi sans chichi, dans la bonne humeur, dans un cadre des plus simples, avec d’excellentes viandes américaines et des vins qui le sont un peu moins.

Il a fallu se dépêcher. Le service cesse à vingt heures…