Dominique, Françoise et Delphine commencent à montrer des signes d’impatience. Ils n’ont pas encore vu de rhino. Nous partons donc pour Paradise Plain où, selon Isaac, nous avons le plus de chances de rencontrer l’un des trente rhinos noirs de la réserve.
Les yeux de notre guide et nos jumelles scrutent l’horizon. Un groupe de buffles par ici, un hippo par là. Pas de rhino. Quelques lionnes aussi. Elles font partie de la Paradise Pride, une troupe numériquement plus importante que la Marsh Pride dont le territoire jouxte notre lodge. Ce matin, elles n’ont pas envie de se donner en spectacle et sont étalées paresseusement, à l’ombre d’un acacia, totalement indifférentes à notre passage.
Un rhino, là-haut sur la colline ? Non, c’est un mirage. Ou plutôt, ce sont une douzaine de lionnes et de lionceaux qui, ventre à l’air, digèrent leur repas, à côté d’une carcasse d’éland dont ne restent qu’une patte et les côtes, déjà bien rongées. Nous, Christine mise à part, les aurions depuis longtemps jetées à la poubelle. Pourtant un mâle s’acharne à en extraire encore quelques protéines.
Arrêtés à cinq mètres du fauve, nous l’observons fascinés. C’est un étrange spectacle de voir une bête d’une telle puissance se battre pour arracher des os quelques brindilles de chair. Il est manifestement arrivé alors que les lionnes et les lionceaux avait déjà fait ripaille. Il a faim. Heureusement, il ne songe nullement aux délicieux gigots qui l’observent, intrigués, depuis leur char étrange.
Et puis, c’est l’apocalypse. Un phacochère, bien imprudent, sort son museau d’un trou à proximité. Un éclair et le mâle l’extirpe de son repaire, ses mâchoires serrées sur sa gorge. Quelques secondes s’écoulent et déjà deux lionnes lui ouvrent l’arrière-train. Mais le mâle n’est pas d’humeur partageuse. Deux secousses et un grognement et il s’éloigne seul, sa proie dans la gueule.
Celle-ci est -je devrais écrire était- un jeune mâle. Il doit peser largement plus de 60 kilos. Même le roi de la savane ne peut pas le transporter aisément. Il doit s’arrêter de temps en temps, pour reprendre son souffle. C’est ainsi que, soudainement, nous voyons le phacochère, un instant délaissé, essayer de prendre la fuite. Il doit avoir pu parcourir cinquante centimètres.
C’est incroyable. Malgré ses horribles blessures, il est encore vivant. Même Isaac, qui en vu d’autres, traite le lion de maladroit !
Tout en sirotant un café, Christine et moi-même pensons que ce n’est pas juste. Il nous a fallu onze expéditions en Afrique pour voir notre premier lion tuer sa proie. Françoise et Dominique n’en sont qu’à leur deuxième voyage et c’est chose faite. Cela vaut un rhino, n’est-ce pas les amis ? Si vous y ajoutez que lors de notre première expérience commune, nous avions vu les Big Five, alors que nous avions une chance sur un million, la décision est facile à prendre.
À partir de ce moment, ils deviennent officiellement notre patte de lapin porte-bonheur !
Il fait beau. Nous n’avons encore eu une seule goutte de la pluie que nous sommes venus chercher. Sur les berges de la Mara River quelques gros crocodiles se bronzent au soleil. Ils ne sont pas pressés. Dans deux ou trois mois, la grande migration sera là et leur heure viendra. Nous les quittons sans regret, pour retourner sur la colline. Les lions ont disparu, certainement dissimulés dans la broussaille. Leur place a été prise par les hyènes et les vautours. La voirie est en marche. Dans peu de temps, il ne restera plus aucune trace d’une histoire de la nature.
Toujours pas de rhino. Mais Malaïka et son fils sont fidèles au rendez-vous. Ils sont un peu le fil conducteur de notre séjour au Masaï Mara. Cet après-midi, ils ont décidé d’aller d’un toit à l’autre des voitures présentes. Certains occupants sont fascinés, comme nous, d’autres se tapissent sur leur siège. Une jeune femme, la panique dans les yeux, tente désespérément de fermer le toit ouvrant de son véhicule.
Isaac nous dit qu’il va les laisser monter une dernière fois. « Pas pendant longtemps », il ajoute. Bien que nous en ayons désormais l’habitude, c’est toujours un grand moment. Aucun mot ne peut exprimer notre bonheur.
Le temps s’écoule trop rapidement. Isaac remet en marche le moteur. Il bouge le Land en douceur. Il veut les faire descendre. Une, deux, trois fois. Rien à faire. Les deux guépards nous trouvent trop sympathiques. Ils n’ont pas l’intention de nous quitter. Agacé, il accélère. Malaïka glisse, ses griffes n’ont pas de prise sur le métal. Elle se penche sur nous, trébuche et fini par trouver un appui pour sa patte gauche sur le montant d’une portière. Ouf, nous avons failli être embrassés par un guépard. Le taux d »adrénaline de Françoise et Delphine, assises au milieu de la voiture, met un moment pour descendre.
Nous roulons à vive allure tout d’abord dans la savane, déserte, puis au milieu des herbes. Nous allons découvrir quelque chose, nous le savons et nous attendons patiemment, ce qui ne nous empêche pas d’observer à droite et à gauche. Parfois, nous croyons apercevoir un animal. Nous demandons à Isaac de s’arrêter, nous attrapons nos jumelles. Rien de rien.
Pour nous sûrement, peut-être pas pour notre guide qui nous amène à une tanière de hyènes. À quelques mètres de nous, une douzaine de jeunes sortent de leurs trous. Ils sont tellement curieux qu’ils viennent fouiner autour du véhicule, pour s’en écarter d’un bond, surpris par leur audace.
Ils sont drôles et attendrissants, loin, très loin du stéréotype de bête hideuse qui entoure cet animal. Le temps passe sans que nous nous en apercevions, dans un renouvellement de facéties. Puis, des hautes herbes entourant les tanières, surgissent les adultes, de retour de la chasse. C’est la débandade. Chaque jeune se précipite, sans jamais se tromper, vers sa mère. Tous, ils ont faim. Nous aussi. Il est temps de revenir au lodge.