SUR LA ROUTE

Whitehorse, samedi 18 août, en début d’après-midi.  Nous voilà frétillants d’impatience devant les deux campers que nous avons loués pour notre périple de seize jours à travers le Yukon, l’Alaska et les Territoires du Nord-Ouest. Deux monstres de plus de sept mètres de long munis d’une cellule imposante. Nous écoutons à peine une employée de la société Canadream nous expliquer comment brancher le frigo ou enclencher le chauffage… La route nous attend !

Mais, pour une fois, laissons les images remplacer les paroles.

En route donc.

Il fait beau et délicieusement chaud, une vingtaine de degrés. Quelques kilomètres et la magie des grands espaces canadiens nous engloutit. Les forêts se succèdent, toujours différentes, entrecoupées comme elles le sont de lacs, rivières et marécages dorés. Le regard se déplace du sommet d’un arbre à un pic déchiqueté, d’une clairière fendue par l’eau à une mer sombre de sapins.

Notre première nuit sous les étoiles est déjà derrière nous. Rien de spécial à signaler. Juste un petit feu matinal pour vaincre les frimas matinaux et trouver le courage d’une première douche en plein air…

Nous revoilà sur la route, direction Skagway. Un virage et deux silhouettes apparaissent. Une mère et son rejeton. Des élans. Images fugitives que la seule voiture croisée jusqu’ici fait disparaître. Tiens, d’ailleurs, une autre voiture. C’est chose rare par ici…

Elle est arrêtée au bord de la route. Ralentissons, elle a peut être besoin d’aide. Et bien, non. Ses occupants ont déniché notre premier grizzly. Une bête magnifique qui ne se soucie guère de notre présence, occupée comme elle l’est par la recherche de quelques racines goûteuses. Des longs instants de plaisir. Nous sommes bientôt seuls et nous pouvons tenter de nous approcher. Mais ce n’est pas chose aisée, la maniabilité de nos gros véhicules n’étant pas l’un de leurs points forts…

Mince, il s’en va. Le voilà qu’il traverse la route…pour mieux s’arrêter de l’autre côté ! Encore des manoeuvres et nous voilà près de lui.

 Il est fascinant de l’observer vivre sa vie sans se soucier un seul instant de nous. Il ne nous regarde même pas. Et pourtant nous sommes proches, très proches. Deux mètres, peut-être trois. Je me surprends un doigt sur le bouton pour remonter la vitre… Dans la lumière du soleil, les poussières d’herbe qu’il soulève brillent telles des étoiles filantes. Images magnifiques. Très vite, mon doigt se déplace pour mieux régler un paramètre de ma caméra.

Un, deux coups de patte. Il a trouvé ce qu’il cherchait, il s’éloigne. Nous le suivons et le spectacle continue. Combien de temps ? Je suis incapable de vous le dire.

Il faut reprendre la route. Nous prenons de l’altitude. La forêt cède sa place à un plateau désertique entrecoupé de torrents et petits lacs. Le vent souffle très fort. Impossible de sortir le drone. Dommage, car seules des vues aériennes auraient pu rendre hommage au paysage. Puis, c’est la frontière avec l’Alaska et une gorge sauvage qui nous conduit à Skagway. Le fantôme de Jack London flâne encore dans les ruelles de cette ville, même si aujourd’hui le Chilkoot Pass n’intéresse que quelques promeneurs endurants qui rêvent de suivre les traces des milliers d’hommes qui ont tenté de le gravir en fin du vingtième siècle, chargés comme des mulets, lors de la plus légendaire course à l’or connue : le Klondike.

Beaucoup y laissèrent leur vie.  Le petit musée de Skagway raconte leur histoire.

La ville connaît une deuxième ruée vers l’or : celle des touristes débarqués des gigantesques bateaux de croisière ancrés dans le port. Une file ininterrompue de magasins à souvenirs a remplacé les saloons enfumés, les champs de tentes et les rues boueuses de l’époque. C’est mieux ainsi ?

Laissons d’autres répondre à cette question et embarquons donc sur le ferry qui doit nous conduire plus loin…

Haines est un joyau niché dans une nature splendide et sauvage, dominée par des forêts impénétrables, des glaciers étincelants et une mer aux milles facettes. Il est le royaume de l’aigle chauve. En novembre, des milliers d’oiseaux peuplent chaque branche d’arbre de la région, attirés par les saumons qui viennent frayer ici, où un courant chaud empêche la Chilkat River de geler complètement. Lors de mes deux précédentes visites, à mi-septembre, j’ai néanmoins pu toujours rencontrer plusieurs exemplaires de ce magnifique aigle.

Cette année, à fin août, les rares oiseaux présents se tiennent de l’autre côté de la rivière qui, en crue, est infranchissable. Nous ne pouvons que les admirer à la jumelles. Tous ? Enfin, presque…

Shadow

Superbe oiseau, n’est-ce-pas ?

De la Chilkat  à la Chilkoot River, un torrent impétueux que nous remontons vers notre camping du soir, le Chilkoot Lake State Recreation Site. Magnifique endroit, enfoui dans une forêt séculaire. Nous ne sommes pas seuls, loin de là, mais, protégés par les arbres, nous en avons l’impression…

Les touristes ne sont pas la vedette de l’endroit. Ici, règne en maître le grizzly. Il y en a partout, dans les plaines herbeuses du delta de la rivière, au bord de l’eau, dans les fourrés et sur la route.

-Regardez- s’exclame Louis. -Deux oursons…-

-Où donc ?- m’excité-je.

– Là bas, sur la passerelle qui enjambe la rivière. –

Au milieu de la passerelle en question, un homme compte les saumons… Nos deux lascars ont la trouille de leur vie, se dressent sur leur pattes et font marche arrière, en criant plaintivement. De l’autre côté du pont arrive alors la mère, lancée à cent à l’heure. Notre bonhomme ne peut que sauter à l’eau. Maman ourse lui jette un regard peu amène et rejoint ses rejetons. Ouf, il a eu chaud…

Plus tard, une ranger nous demandera nos images. Elle envisage d’abattre l’ourse car elle a attaqué un humain. Foutaises. Elle n’a fait que son devoir de mère.

                                                                                               *cliquez sur l’image

Mais il est temps de reprendre la route… Haines Highway, un hamburger dans une « roadhouse », la frontière canadienne, des paysages qui changent sans cesse. Haines Junction, une petite épicerie étonnamment bien fournie, une douche chaude bienvenue pour cinq dollars par tête de pipe, nous avançons.

Notre but d’un soir est connu pour être hanté par les grizzlies. Les panneaux de mise en garde mis à part, la démonstration en est faite par les grillages qui entourent les sites destinés aux tentes. Mais nous sommes des vétérans et les ours n’ont qu’à bien se tenir. Nous arpentons les rives du Kluane Lake, nous cherchons des traces, nous fouillons chaque buisson…

-Les avez-vous trouvés- me demandez-vous ?

Moui…

Shadow

Je vous entend dire que ce n’est pas un grizzly. Vous avez raison. Celui-là alors ?

Bon, vous l’aurez compris. Il n’y pas d’ours à Congdon Creek.

Sur notre route, le Yukon et l’Alaska se croisent. Une fois par ici, une autre fois par là. Il pleut aujourd’hui et la forêt carbonisée qui nous accompagne depuis de kilomètres ressemble encore plus que d’habitude à un tas d’âmes squelettiques perdues dans leur quête d’un jour meilleur. Une touffe d’herbe, un minuscule bouleau qui agite ses premières feuilles, une masse verte ondulant dans le lointain, sont leur espoir.

Chicken, minuscule hameau aux portes de la Top of the Wordl Highway n’a guère changé. Jadis au centre d’une activité d’extraction de l’or, il fait vivre aujourd’hui une poignée de personne par le tourisme saisonnier (il fait -35 degrés ici en hiver). Nous payons notre petit-déjeuner en poudre d’or et nous repartons…

La piste s’insinue, tortueuse et glissante, dans la forêt. Elle débouche parfois sur une rivière, s’enfonce à nouveau dans les arbres. Un rayon du lumière, un arc-en-ciel nous désigne brièvement une montagne, puis il disparaît avec elle.

Soudainement , nous cessons de monter. Nous parvenons à un vaste plateau qui domine le paysage. Au-dessous de nous s’entrecroisent les vallées, à l’infini, jusqu’au point où notre regard se perd dans le néant. Pendant un long moment, nous touchons le ciel avec nos doigts.

La descente commence. La Yukon River apparaît et disparaît, au gré des virages. Pas de pont. Nous la traversons sur un bac. Comme les chercheurs d’or de jadis, nous avons atteint Dawson City, ville aux apparences d’antan. Nous sortons tamis, pelle et pioche, mais le seul or que trouvons est celui de la table du blackjack du Diamond Tooth Gertie’s Gambing Hall que Louis fait sauter… De quoi passer une agréable soirée avec des danseuses de cancan éblouissantes.

Fini de fainéanter. La route continue.

Nous sommes désormais sur la Dempster Highway qui doit nous conduire à Inuvik, 736 kilomètres plus loin. Un court répit sur l’asphalte, les premiers cinq ou six kilomètres, puis  la tôle ondulée de la piste nous secoue comme des pruniers, chaque trou risque de nous faire embrasser le parebrise. J’observe Christine qui s’était donnée la peine de se renseigner à Dawson City sur l’état de la route. Elle me semble un peu inquiète…

Mais les paysages nous font rapidement oublier tous nos tracas. Les forêts s’évanouissent dans la toundra, puis elles reviennent pour mieux disparaître. Les rivières se transforment en lacs peuplés de canards, les montagnes jouent à cache-cache, s’éloignent ou se rapprochent, l’automne disperse ses premières touches de couleur. Une vraie collection de cartes postales. Dommage que nos photographes ne tiennent pas la forme de leur vie,

La qualité de la piste est très inégale. Roulante pendant quelques kilomètres, elle devient bourbier à cause des pluies récentes. Nous roulons parfois assez vite, sautillant d’une ornière à l’autre. Et gare aux glissades… Une voiture embourbée dans la glaise, une autre couchée dans la taiga. Mais Louis et moi-même conduisons d’une main sure notre petit groupe jusqu’ à Eagle Plains. Après 370 kilomètres, nous apercevons la première maison de la Dempster. Une station de service, aussi où l’essence est pompée depuis un baril, un motel, un terrain de camping…

Un autre jour s’est levé. Il pleut. Franchissant un mur de brouillard, nous allons prendre notre petit-déjeuner au restaurant du coin. Une dame bougonne annonce à qui veut l’entendre que le ferry sur la Peel River n’assure pas la traversée. La rivière est en crue. Conseil de guerre. Notre plan de voyage prévoit bien un jour, voire deux de battement, mais si la rivière nous joue un tour au retour… A contrecoeur, la sagesse prévaut. Nous allons rebrousser chemin. Mais nous franchirons quand-même la ligne du cercle polaire arctique, à une cinquantaine de kilomètres d’ici !

C’est bien connu. Une mauvaise nouvelle en attire une autre. Et, ce qu’il devait arriver, arriva… Une lumière orange s’allume sur le tableau de bord de la voiture, mince nous avons crevé ! Et alors, me dites-vous ? Alors, Canadream nous a fourni une voiture 4×4, avec vitesses courtes permettant l’off-road, mais a refusé de nous équiper d’un cric. Nous n’aurions pas été capables de changer le pneu à cause du poids du véhicule… Comment faire en cas de crevaison ? Appeler un garage dans une région où il n’y pas de liaisons téléphoniques ou alors attendre que quelqu’un passe, voilà leur solution. La censure m’empêche un quelconque commentaire, mais il nous ont mis devant le fait accompli.

Heureusement que le deuxième véhicule est là et que Eagle Plains est à une dizaines de kilomètres. Je vous ferai grâce des complications pour obtenir l’autorisation de changer le pneu qui n’est pas réparable. Notre bonne humeur légendaire nous empêche de nous attarder sur des pensées homicides…

Bref, nous allons perdre une journée et dormir à Dawson City. Mes compagnons de voyage piaffent d’envie d’aller revoir les gambettes des danseuses. Resigné, je me plie à la volonté du groupe. Le temps de gagner et de reperdre une fortune aux machines à sous.

Il est désormais temps d’aller voir de plus près cette nature qui nous accompagne depuis plusieurs jours. Dans la région, des chemins balisés plus ou moins longs, plus ou moins difficiles, abondent. Klondike River Campground ou Moose Creek Campround, par exemple. C’est l’occasion de découvrir la différence entre un bouleau et un saule, de dénicher un plan d’eau que le peu de lumière filtrant dans les sapins colore d’un noir profond, d’approcher  l’une de ces rivières que nous longeons habituellement en voiture.

L’oreille se tend, à l’écoute d’un chant, d’un cris d’alerte de l’écureuil. L’oeil scrute chaque recoin. Nous sommes sur la terre de l’ours et personne ne l’oublie. D’ailleurs celui-ci, juste aperçu lors de notre retour aux voitures, n’était pas bien loin…

Bien que la température ait considérablement baissé, nous avons désormais l’habitude de la vie dans les bois. Même Claude s’habitue aux dîners en plein air, alors que le thermomètres indiques quelques petits degrés au-dessus du zéro. Notre secret ? Un bon feu, pardieu et, peut-être, un bon verre de whisky en fin de repas. Mais n’allez pas croire que c’est toujours facile. N’est-ce-pas Louis ?

Notre voyage s’achève. La Campbell Highway, Mayo, son musée minier en plein air, Faro et ses splendides environs, une ou deux marches dans la forêt. Quelques images volées ici et là… Un arrêt pour piqueniquer. Une promenade jusqu’à Finger Five Rapids, là où, jadis, les chercheurs d’or qui essayaient d’atteindre le Klondike, mouraient par dizaines.

Un dernier détour. Arrêt à Ross River, bled perdu dans l’immensité canadienne, dans la vaine recherche d’un café que ces dames voulaient absolument boire… et enfin, en guise d’apothéose, la Canol Road.

Cette piste est un parfait condensé de ce que j’aime dans ces espaces sauvages. Elle descend brusquement dans une gorge abrupte, traverse une rivière tumultueuse, remonte, étroite, sinueuse, parfois difficile, dans une immense forêt qui s’ouvre tantôt sur une plaine où s’écoulent les couleurs, tantôt sur un lac dont les eaux reflètent  les mille facettes du ciel et des ses nuages. Elle se perd dans l’infini des montagnes lointaines, saupoudrées des premières neiges. Un virage et elle se referme, austère, un autre et elle explose de couleurs.

Je me régale et déjà, je songe à revenir…