Le Parc national de Canyonlands : il me suffit de fermer les yeux pour que les images époustouflantes de notre épopée le long de la White Rim ressurgissent dans ma mémoire.
Tout au sud du parc, The Maze, le Labyrinthe en français, me fait un coin de l’oeil depuis que j’ai découvert les merveilleux paysages de ce coin du monde.
Voyons ce qu’en disent les rangers du parc : the Maze est la zone la moins accessible de Canyonlands. En raison de son éloignement et de la difficulté des routes, le voyage nécessite plus de temps. Les visiteurs doivent être autonomes -pas d’eau, d’essence, de nourriture, de liaisons téléphoniques sur place- et disposer de l’équipement et du matériel pour se secourir eux-mêmes. Les routes à quatre roues motrices présentent un risque considérable de dommages aux véhicules et ne doivent pas être empruntées par des conducteurs inexpérimentés.
Largement de quoi susciter un attrait irrésistible pour moi.
Hanksville, le matin du 6 octobre. Christine et moi-même sommes prêts. Notre véhicule est de qualité, franchiseur d’obstacles reconnu, pneus tout-terrain de 35 pouces lui assurant une bonne garde au sol, moteur puissant. A l’arrière, nous avons entassé eau et nourriture pour cinq jours, cinquante litres d’essence supplémentaires, pelle et plaques de désensablement. Dans le vide-poche, un téléphone satellitaire Garmin nous rassure.
Le départ est donné !
Trois pistes permettent l’accès à The Maze. La première passe par Horseshoe Canyon, connu pour sa collection de pictogrammes et pétroglyphes. Nous y avons rapidement renoncé à cause du surplus de consommation d’essence qu’elle nous aurait imposé.
La deuxième conduit à la station de rangers de Hans Flat. Elle nous a paru moins intéressante que la troisième, celle de Poison Spring que nous avons décidé d’emprunter.
Notre guide la classe dans la catégorie « moderate » tout en précisant qu’elle peut être impassable en cas de fortes pluies ou crues. Cela tombe bien, il ne doit pas avoir plu depuis longtemps dans la région.
« Facile » rassuré-je Christine, un peu crispée, tout de même. Jamais mot ne fut moins approprié. La piste s’enfile dans une gorge aux parois abruptes. Elle suit en réalité le lit asséché, en ce moment, d’un torrent. Couverte de cailloux, plus au moins lisses, plus ou moins grands, elle nous fait danser la gigue. De temps en temps, une bande sablonneuse soulage nos lombaires, mais cela ne dure jamais bien longtemps.
Trouver le trajet à suivre n’est pas une sinécure. Les traces de ceux qui nous ont précédés disparaissent dans les pierres. Nous prenons à droite. Non, c’était à gauche, il n’y a pas de passage. Marche arrière et nous repartons. Et cela n’arrive pas qu’une fois.
Nous progressons à une vitesse de cinq à dix kilomètres à l’heure. Quelques franchissements délicats ne font pas seulement monter l’adrénaline, mais confirment ma crainte. A cause de son port-à-faux arrière, notre véhicule touche parfois le sol à la sortie de l’obstacle. Le pare-choc porte d’ailleurs déjà une ou deux traces de frottement.
La piste semble partir à gauche. Que nenni, cette fois-ci c’était à droite. Un saut d’au moins un mètre nous barre le chemin. Pas d’autre solution que de revenir et emprunter le lit du ruisseau.
Nous sautons d’un caillou à l’autre. La tuile ! Un gros bloc de pierre nous empêche de passer. J’ai beau me serrer contre le ravin, essayer de grimper sur le bord, rien à faire. Christine et moi-même unissons nos efforts, bandons nos muscles pour l’écarter. Cinq centimètres, nous ne passons toujours pas. Poussons encore. Il se soulève et retombe sur place.
Nous finissons par réussir. Questions de millimètres. Notre aventure a failli s’arrêter ici.
La gorge s’élargit. Nous roulons dans des flaques d’eau. Le gué de la Dirty River s’approche.
Trente centimètres d’eau, à tout casser. Pas de quoi se faire du souci, mais l’accès à la rivière est pentu. Le pied sur le frein j’avance lentement, très lentement. Ouf, l’arrière du véhicule ne heurte pas le sol.
Les falaises s’éloignent, le regard se perd dans l’infini, sautillant de butte en butte, se remplissant de couleurs. La piste est moins cahoteuse et nous permet de nous détendre. C’est immense, pittoresque et sauvage.
Des brusques descentes, des montées raides, souvent en corniche requièrent l’attention du conducteur. Le passage en courtes est parfois indispensable. C’est magnifique, mais je commence à fatiguer. Le guerrier demande du repos.
Enfin, nous voici à Sunset Rock, notre camping du jour. Une journée entière pour parcourir cinquante-cinq kilomètres.
Le soleil se couchera bientôt et la lumière se fera reposante. Un verre à la main, nous dégustons la solitude. C’est un met raffiné.
Réveil matinal. Le programme du jour est chargé. Tout d’abord « The Maze Overlook », où nous ne pourrons pas camper, faute de permis. Nous avons bien essayé de l’obtenir en nous inscrivant, il y 4 mois, dès la première minute de l’ouverture du site ad hoc, mais il n’y avait plus de place et cela sur plusieurs jours. Très étonnant. Il doit y avoir des passe-droits inavouables, d’autant plus que l’histoire s’est répétée dans d’autres endroits.
Pourtant, hier, nous n’avons croisé personne.
Nous dormirons à Ekker Butte, quelques kilomètres plus loin. Toutes les pistes que nous envisageons sont classées « moderate ». Nous avons délibérément écarté de notre programme celles considérées « difficult ».
Nous sommes désormais sur le Flint Trail. Les paysages sont toujours magnifiques, mais nous n’avons guère le temps de les admirer. Je garde les yeux sur la piste pour éviter les pièges, Christine consulte le guide et m’annonce toute difficulté à venir.
En voilà une d’ailleurs. Un devers en descente, des plaques rocheuses qui forment des marches. Notre jeep s’incline à gauche, puis à droite. Inutile de préciser que je suis en courtes et que j’avance à un kilomètre à l’heure. Nous passons et continuons à descendre.
Un escalier de taille et longueur impressionnantes nous attend. Je quitte la jeep et je l’examine longuement. Les rochers sont marqués par des impacts laissés par ceux qui sont passés par ici. J’ai beau chercher un passage, je n’en découvre aucun qui me permettrait de franchir l’obstacle sans risquer d’endommager le véhicule. Je suis convaincu que je parviendrais à passer, mais aussi de frotter sérieusement le bas de caisse arrière.
C’est un passage obligé pour continuer notre route, pas moyen d’emprunter une autre piste.
The Maze a gagné. Nous ne resteront pas quatre jours ici comme prévu. Une défaite amère, mais parfois, je sais me montrer raisonnable. Christine compatit à ma frustration, mais, au fond, elle est soulagée.
Je mettrai d’ailleurs vingt bonnes minutes pour faire demi-tour. Ce n’est pas très large par ici.
Un dernier défi nous attend encore. Pour sortir du Labyrinthe, sauf à revenir sur nos pas, il faut affronter les lacets du Flint Trail.
Une montée vertigineuse sur quatre kilomètres. La piste est très étroite et donne parfois sur le vide. Impossible de croiser sur pratiquement toute sa longueur. Il ne nous reste qu’à croire en notre bonne étoile et espérer que personne ne vienne en face.
Je roule le plus vite possible, sur un fond très accidenté. En fait, un peu plus vite qu’au pas. En courtes, les tours-moteurs grimpent. La voiture proteste, mais nous parvenons au sommet.
J’admets être soulagé. Je n’ose pas m’imaginer faire marche arrière sur une piste pareille.
Par courtoisie, nous nous arrêtons à la station des rangers pour leur signaler que nous n’occuperont pas les deux places de camping réservées les jours suivants.
Nous apprenons que la route pour Ekker Butte est très endommagée et difficilement passable. Nous avons donc bien fait de renoncer…
Mais Christine a eu un entretien téléphonique avec un ranger, au départ de notre aventure. Il aurait pu nous le signaler, au lieu de s’occuper de formalités administratives.